11 – L’HOMME QUI A TUÉ

— En somme, toute l’affaire est arrangée maintenant. J’en suis bien content.

C’était Jacques Faramont qui venait d’exprimer ainsi son optimisme.

Fandor releva la tête :

— Arrangée ? Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, mon cher ami, que la fâcheuse agression dont mon père a été victime n’a pas eu les conséquences tragiques que l’on pouvait redouter. Papa est complètement guéri de la secousse morale et physique qu’il a éprouvée. Il va et vient comme auparavant, s’occupe activement de ses affaires, aussi bien de celles qui concernent le Palais, que de ses objets d’art. Ce brave Érick Sunds, grâce à la perspicacité de M. Juve, a été complètement innocenté.

— Oui, tout cela est exact.

— Et, ce qui n’est pas pour me déplaire, mon cher Fandor, le secret de mes amours avec Brigitte a été bien gardé. Je vous en remercie sincèrement, vous avez été à mon égard, dans cette affaire, d’une discrétion et d’une délicatesse que je n’oublierai jamais.

— Comme vous dites, tout cela est terminé, mais le plus important n’est pas fait. Il reste à trouver les auteurs de l’agression.

Le fils du bâtonnier était venu voir Jérôme Fandor chez lui. Il lui avait demandé par lettre un rendez-vous. Les deux jeunes gens s’étaient retrouvés dans l’appartement du journaliste, rue Richer, vers cinq heures de l’après-midi. Il y avait déjà un quart d’heure qu’ils étaient en tête à tête, Jacques Faramont n’avait encore dit que des choses insignifiantes.

Le journaliste se doutait pourtant bien que si le jeune avocat était venu le trouver, ce n’était pas uniquement pour le remercier.

— J’ai encore quelque chose à vous dire, mon cher Fandor. Voilà ce dont il s’agit : la dame blanche est revenue à Ville-d’Avray.

— Vous êtes sûr ? Vous l’avez vue ?

— Non, déclara Jacques Faramont, je ne l’ai pas vue personnellement. Mais je tiens le renseignement de Brigitte, qui m’a téléphoné hier après-midi, parce que, précisément, je dois dîner chez mon oncle. Or, chaque fois que je dîne chez mon oncle, nous convenons au préalable d’un rendez-vous.

— Ces rendez-vous, où ont-ils lieu le plus souvent ? Dans le jardin de la villa abandonnée, n’est-il pas vrai ?

— Oui. Je vous ai dit que la première fois que nous nous sommes trouvés en présence de cette mystérieuse dame aux cheveux blancs, elle nous a suppliés de ne point ébruiter notre rencontre, mais elle ne s’est point opposée, au contraire, à ce que nous venions passer tout le temps qu’il nous plairait dans le jardin de sa maison.

— C’est une femme fort aimable, à ce que je vois, et il me semble, mon cher ami, que vous manquez à tous vos devoirs en n’allant pas lui faire une visite de politesse pour la remercier de son hospitalité.

— Vous voulez rire ?

— Pas du tout, je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, dit Fandor. Si vous voulez me permettre un conseil, je vous engagerais vivement à aller lui porter ce soir vos remerciements, en même temps, par exemple, qu’une gerbe de fleurs.

— Mais, Fandor, cette dame sera étonnée, surprise et puis, me recevra-t-elle ?

— Vous ne le saurez jamais, si vous n’essayez pas d’être admis auprès d’elle.

— Il est bien évident que ma démarche, en somme, n’aurait rien d’extraordinaire. Mais quelle conclusion comptez-vous en tirer ?

— Je vous le dirai un peu plus tard, rétorqua Fandor, et si vous suivez mon conseil, prévenez-moi car je vous accompagnerai.

— Vous ?

— Oui. Moi ! Pourquoi pas ? j’aimerais vivement connaître cette personne.

— Mais, il me semble difficile que nous allions la voir ensemble, et peut-être notre arrivée, à tous les deux, lui paraîtra-t-elle suspecte ?

— Aussi, déclara Fandor, faudra-t-il que vous alliez d’abord sonner à sa porte, seul avec votre bouquet de fleurs, et si la dame aux cheveux blancs vous accueille comme je le suppose, je viendrai à mon tour.

— Et alors ?

— Alors, vous me présenterez, voilà tout.

Le jeune homme se leva, il serra la main de Fandor :

— Vous avez été si délicat, si discret à mon égard, que je ne veux rien vous refuser. C’est une affaire entendue. Je dîne précisément ce soir chez mon oncle, mais je ne pourrai guère être libre avant neuf heures et demie, car il y a du monde, une invitée.

— Qui cela ? interrogea indiscrètement Fandor.

— Oh, fit Jacques Faramont, une seule personne ; une jeune étrangère, une Américaine, que mes parents connaissent, et que ma tante a retrouvée l’autre jour dans un thé. Elles se sont prises d’amitié l’une pour l’autre et cette jeune Américaine a accepté de venir dîner ce soir chez eux, à Ville-d’Avray.

— Ah bah, fit Fandor, et comment s’appelle-t-elle ?

— Sarah Gordon.

Le journaliste changea de couleur, mais dissimula sa surprise. Comment se faisait-il que miss Gordon vînt chez les Keyrolles ?

***

Il était neuf heures et quart lorsque, chez les Keyrolles, on se leva de table. Ainsi que l’avait annoncé Jacques Faramont, Sarah Gordon était venue dîner. La jeune Américaine avait passé tout l’après-midi chez Mme de Keyrolles.

Le café absorbé, Jacques, suivant son habitude, demanda à sa tante la permission de se retirer.

— Il faut que je rentre, balbutia-t-il, et je ne voudrais pas attendre le dernier train.

M. de Keyrolles l’approuva :

— Comme il travaille, ce cher enfant, dit-il, c’est à peine s’il prend le temps de manger.

Mme de Keyrolles ajouta pour Sarah Gordon :

— Notre petit Jacques a une adoration pour nous. Chaque fois que ses travaux lui en laissent le temps, il saute dans le train et vient nous rendre visite. On ne peut pas dire que cet enfant-là n’aime pas sa famille.

Jacques Faramont cherchait à détourner la conversation. Il lui déplaisait de s’entendre décerner de semblables compliments. Certes, il aimait bien son oncle et sa tante, mais il y avait chez eux quelque chose de plus qui l’attirait, c’était Brigitte.

Ce soir-là, toutefois, Jacques Faramont ne devait pas rencontrer sa maîtresse dans les jardins de la maison abandonnée. Il devait retrouver Fandor, tenter la visite convenue auprès de la dame aux cheveux blancs.

Tout allait pour le mieux jusque-là et Jacques Faramont prenait congé de sa tante, lorsque Sarah Gordon, avec le sans-gêne des femmes de son pays, l’interpella :

— Cher monsieur, fit-elle, puisque vous rentrez à Paris, je veux vous demander de m’accompagner. Je n’aime pas circuler seule dans cette banlieue déserte.

Le jeune homme parut tout décontenancé : « Sapristi, pensa-t-il, comment faire pour me débarrasser de cette personne, et Fandor qui m’attend ? »

Il eut cependant assez de présence d’esprit pour répondre galamment :

— C’est une affaire entendue, mademoiselle, je vous reconduirai bien volontiers, toutefois, voulez-vous m’accorder une petite demi-heure, il faut que je passe au bureau de tabac du village, cela vous détournerait. Je vais y courir tout seul et je viendrai vous reprendre dans quelques instants.

M. de Keyrolles, toujours précis, consultait sa montre :

— Neuf heures vingt ; il faut bien, en effet, une demi-heure à Jacques pour aller et venir au bureau de tabac, il sera donc dix heures moins dix lorsqu’il sera de retour. Vous avez un bon train à dix heures pour Paris, mais il ne faudra pas traîner.

— Parfait, dit Sarah Gordon.

Puis se tournant vers Mme de Keyrolles, elle ajouta :

— Je vous quitterai, chère Madame, à dix heures moins le quart, j’attendrai M. Jacques à l’entrée de l’avenue, comme cela nous gagnerons quelques minutes.

— Ouf, soupira Jacques une fois dans la rue, j’ai échappé au crampon, mais sapristi, il va falloir faire vite, puisqu’il faut que je la retrouve à dix heures moins le quart. Ces femmes seules sont vraiment assommantes. Elles ont toujours besoin d’être accompagnées.

Au coin de l’avenue, Jacques Faramont aperçut Fandor.

Le journaliste avait l’air tout penaud. Il était adossé à la grille du jardin et tenait sur sa poitrine une énorme gerbe de fleurs enveloppée de papier blanc.

— Ah vous voilà ! grogna-t-il en apercevant le fils du bâtonnier. J’avais peur d’un malentendu et je commençais à me sentir stupide avec ce bouquet que je promène depuis Paris. Tenez, je vous le passe.

Et Fandor confia les fleurs à l’avocat.

— Ne perdons pas une minute, dit le jeune avocat, il faut que je vienne reprendre Sarah Gordon ici même, à dix heures moins le quart.

— Parfait, dépêchons-nous !

Ils franchirent ensemble la grille du parc de la villa abandonnée, et, tandis que Jacques Faramont se dirigeait vers la maison, Fandor se dissimulait derrière le gros arbre.

Jacques Faramont gravit posément les marches du perron de la maison silencieuse.

Le jeune homme sonna. Nul bruit. Fandor, déjà nerveux, se disait :

« Cette tentative ne sert à rien, la femme aux cheveux blancs ne se montrera pas. »

Mais la porte s’entrebâillait doucement, cependant qu’une légère lueur pénétrait dans le vestibule.

Jacques Faramont pénétrait dans ce vestibule.

« Ça y est », pensa Fandor.

Le journaliste s’était penché pour regarder, il venait d’entrevoir une silhouette, celle d’une femme grande, vêtue de blanc, semblait-il.

Fandor ne voyait pas les traits de la jeune femme.

Qui était la personne mystérieuse de la villa ? Pourquoi Hélène avait-elle fait une apparition dans le jardin, la nuit de l’attentat ? La personne mystérieuse de la villa n’était-elle pas Hélène, tout simplement ?

Pas de bruit, pas de lumière. Fandor s’approcha, sonna. Long bruit de la clochette. Rien. Mais la porte était entrebâillée.

« Allons-y », se dit Fandor qui franchit le seuil, mais il hésitait sur la marche à suivre quand il entendit des gémissements, un cri :

— Au secours ! Délivrez-moi !

C’était la voix du jeune Faramont.

Que lui était-il arrivé ?

Fandor ouvrit la première porte, craqua une allumette : la pièce était vide. La porte du fond était fermée à clé. De derrière elle venait, plus nette, la voix de Jacques qui continuait d’appeler.

— Me voilà, cria Fandor, courage !

Un léger bruit surprit le journaliste. Il se retourna : la porte par laquelle il était entré venait de se refermer brusquement. Il y courut, la secoua. Trop tard. La clé avait tourné. Fandor, à son tour, était prisonnier. Le journaliste n’était pas près de se décourager. Il avisa la fenêtre, l’ouvrit. Des volets cadenassés en interdisaient l’accès. Par les jours de ceux-ci, il aperçut une forme blanche, cependant qu’un grand cri d’angoisse déchirait le silence de la nuit.

Soudain, derrière la forme blanche avait surgi une autre silhouette, et Fandor frissonna. Une ombre venait de glisser le long de la maison, au ras de la fenêtre, tout contre les volets derrière lesquels Fandor était posté.

Le journaliste poussa un sourd grognement, puis, ayant pris son browning dans sa poche, par les interstices des volets, il tira.

En effet, il avait vu, à n’en pas douter, la silhouette tragique du Maître de l’Effroi se profiler, noire sur fond de nuit. Était-ce possible, puisque Fantômas était en prison ?

— Ah par exemple ! s’écria le journaliste, c’est plus fort que tout, il faut que je sache, que j’en aie le cœur net !

Et ses doigts impuissants à ouvrir les volets s’ensanglantaient sur les persiennes qui résistaient à ses efforts. Tout en agissant de la sorte, il regardait par les interstices ce qui se passait dans le jardin. Une nouvelle stupeur le cloua sur place. Une femme passait à travers le parc. Elle courait, et, comme à un moment donné elle traversait le rayon lumineux d’un réverbère, Fandor la reconnut :

— Sarah Gordon !

C’était en effet l’Américaine. Fandor n’eut pas le temps de s’interroger longuement et de se demander par suite de quelles circonstances, curieuses, l’Américaine se trouvait là.

Quelqu’un courait après elle, la saisissait par le bras : ce quelqu’un avait la silhouette de Fantômas que Fandor voyait nettement désormais, enveloppé dans son grand manteau noir.

Sarah Gordon poussa des hurlements de terreur qui, soudain, s’arrêtèrent.

Fandor avait pris son arme, mais n’osait tirer. En visant Fantômas, il risquait d’atteindre l’Américaine.

Et dès lors, ses efforts se concentraient sur le volet qu’il s’efforçait d’arracher de ses gonds. À un moment donné, Fandor poussa une exclamation de joie, il lui semblait que le volet cédait.

« Encore quelques instants, se disait-il, et je serai, moi aussi, dans le jardin. »

Au même moment, un bruit de portes enfoncées retentit et quelqu’un surgit dans la pièce où était Fandor. C’était Jacques Faramont qui venait de démolir la porte de la pièce voisine où il était enfermé.

— Fandor ! appela-t-il d’une voix angoissée.

— Venez, cria le journaliste, je suis enfermé moi aussi, aidez-moi donc à démolir ce volet.

Les deux jeunes gens unirent leurs efforts.

***

Cependant, Sarah Gordon avait quitté ses hôtes à dix heures moins le quart exactement, sur le conseil de M. de Keyrolles, qui voulait lui éviter de manquer son train.

Elle était venue dans l’allée, surprise de ne pas rencontrer Jacques Faramont. Et tandis qu’elle faisait les cent pas devant la maison, elle s’était rapprochée de la grille de la maison abandonnée, voisine de celle des Keyrolles.

L’Américaine, alors, avait entendu des bruits insolites provenant de l’intérieur de l’habitation. Audacieuse et curieuse aussi, elle s’était introduite dans le jardin, mais aussitôt elle avait poussé un cri, car une forme blanche, une forme féminine avait passé brusquement devant elle.

Poursuivant l’apparition blanche, surgissait une forme noire qui s’arrêta net en l’apercevant et murmura :

— Sarah !

C’est à ce moment précis que retentit le coup de feu de Fandor, et Sarah Gordon terrifiée, ne comprenant rien, poussa des hurlements de terreur. Elle avait cru reconnaître, elle avait reconnu, il n’y avait pas à en douter, la silhouette tragique et formidable du monstre de l’effroi, du Génie du Crime, de Fantômas, dont elle avait failli être la victime, déjà, quelques semaines auparavant. Mais comment Fantômas se trouvait-il là puisqu’il était en prison ?

Soudain, Sarah Gordon se sentit défaillir. Elle essaya de s’enfuir, elle ne put le faire, elle tomba à genoux dans le gazon. Une main cependant s’était posée sur son épaule, puis cette main, la prenant par le bras, l’obligea à se relever, l’entraîna avec une brusquerie extraordinaire.

Sarah Gordon, furieusement, résista :

— Au secours ! hurla-t-elle.

Puis elle entendit que de l’intérieur de la maison, on lui criait :

— Résistez, nous arrivons !

Sarah Gordon, cependant,, était entraînée par l’effroyable silhouette noire, puis, soudain, au moment où elle sentait chavirer sa raison, une voix connue proféra à son oreille :

— N’ayez donc pas peur, Sarah, reconnaissez-moi donc. C’est moi, venez.

En même temps l’homme se démasqua et Sarah Gordon, blanche de terreur, demeurait interdite à la vue de son visage.

L’homme qu’elle avait devant elle, le Fantômas qui venait de l’appréhender, ce n’était pas le Roi du Crime, qu’elle avait vu une seule fois mais dont les traits s’étaient irréductiblement gravés dans sa mémoire, c’était Dick.

— Venez, répétait le jeune homme.

Et dès lors, Sarah Gordon, incapable de la moindre volonté, mais rassurée, fort perplexe, se laissait entraîner.

Cinq minutes après cette extraordinaire rencontre, Fandor et Jacques Faramont ayant enfin triomphé de la résistance du volet, sautaient dans le jardin, et Fandor, le revolver au poing, s’enfonçait dans la nuit.

Le parc était désert, on n’y entendait plus rien.

Après quelques rapides recherches, Fandor se rapprocha de Jacques Faramont :

— Écoutez-moi, fit-il, cette femme, cette femme blanche, lorsqu’elle est venue vous ouvrir, avez-vous remarqué son visage ?

— Oui.

— Est-ce une femme jeune ou vieille ?

— Elle avait des cheveux blancs, cependant il me semble, bien que son visage soit recouvert d’un voile épais, que ses traits étaient jeunes.

« C’est Hélène, ce ne peut être qu’Hélène, songeait Fandor, qui se dissimule sous ce déguisement, mais pourquoi… ? Oui, pourquoi ? »

Et de même que la mystérieuse dame blanche avait, quelques jours auparavant, recommandé à Faramont de ne parler à personne de leur rencontre, Fandor demanda au fils du bâtonnier de ne rien dire à personne, pour le moment du moins, de ce qui venait de se passer.

***

— Enfin Dick, m’expliquerez-vous ?

En face de Sarah, l’acteur se tenait, très pâle.

Il était une heure du matin environ. Dick et l’Américaine étaient rentrés à Paris. Ils se retrouvaient dans l’appartement du jeune homme.

Au sortir de la villa mystérieuse, Dick avait entraîné Sarah vers une voiture automobile qui les avait emmenés à grande allure, et, dans ce véhicule, il avait dépouillé la cagoule disposée sur son visage, et le grand manteau noir qui l’enveloppait.

En vain Sarah l’avait-elle questionné. Dick l’avait suppliée de se taire, de ne pas lui poser une seule question avant qu’ils ne fussent arrivés chez lui, où ils pourraient s’entretenir sans risque d’être entendus.

Longtemps, Sarah Gordon s’était contenue ; elle avait obtempéré au désir de Dick, s’était abstenue de prononcer une seule parole pendant toute la durée du trajet.

Mais désormais, Dick lui avait annoncé lui-même que l’heure des explications avait sonné.

— Pourquoi, demanda Sarah frémissante, pourquoi cette sinistre comédie ? D’où vient, Dick, que vous portez le vêtement de Fantômas ?

— Je ne puis vous fournir encore de renseignements à ce sujet, croyez-moi, Sarah.

— N’essayez pas de nier, Dick, s’écria Sarah de sa voix sifflante. Je vous ai surpris cette fois alors que vous alliez voir, dans cette villa mystérieuse, la femme que vous aimiez, que vous aimez encore et pour laquelle vous m’avez sacrifiée.

— De quelle femme voulez-vous parler ? interrogea-t-il.

— D’Hélène.

— Sur tout ce que j’ai de plus sacré, déclara Dick solennellement, je vous jure, Sarah, que je n’ai jamais eu et que je n’aurai jamais le moindre amour pour cette femme. J’ai dû vous le faire croire jusqu’à présent, j’ai fait ce mensonge indigne de vous et de moi, pour vous empêcher de partir pour l’Amérique, pour vous obliger à rester en France où je devais moi-même rester. Mais désormais je ne suis plus lié par le secret qui m’obligeait à vous mentir. Pardonnez-moi, Sarah, d’avoir torturé votre cœur en y semant le poison de la jalousie. Pardonnez-moi de vous avoir fait mal, jamais, au grand jamais, je n’ai été l’amant de la fille de Fantômas !

— Qu’alliez-vous faire alors dans cette maison de Ville-d’Avray, déguisé en Fantômas ? Vous alliez y voir quelqu’un, une femme, cette femme qui apparaît si mystérieusement, vêtue de blanc, et dont la chevelure…

— Vous l’avez vue, vous aussi, n’est-ce pas ? interrogea-t-il. Elle existe donc, cette femme. Vit-elle alors ? N’est-ce pas une illusion, un rêve que j’ai eu ? Un cauchemar ?

— Je l’ai vue, naturellement, Dick, comme vous l’avez vue peut-être, comme je vous vois en ce moment.

L’acteur s’écroula sur un fauteuil.

Puis il se traîna à genoux vers Sarah, d’une voix suppliante, joignant, les mains qu’il levait vers l’Américaine, il balbutia :

— Mais qui est-ce ? Au nom du ciel, Sarah, dites-le-moi. L’avez-vous reconnue ? La connaissez-vous ?

— Je ne connais pas cette femme, mais je suppose que ce doit être la fille de Fantômas qui se dissimule sous ce déguisement.

— Ah mon Dieu, vous devez avoir raison, Sarah ! Oui, si cela était vrai, ce serait l’explication. La fille de Fantômas cachée sous ce déguisement, parbleu, c’est certain.

Sarah Gordon, de plus en plus perplexe, interrogea encore :

— Dick, Dick, je vous en prie, changez d’attitude, ne parlez pas par énigmes ! Expliquez-moi le fond de votre pensée. Que signifient vos inquiétudes et vos joies, ces phrases entrecoupées ?

Dick ne semblait pas entendre les supplications de Sarah Gordon et désormais, d’une voix sépulcrale, comme s’il pensait tout haut, il affirma :

— L’apparition blanche, la fille de Fantômas, oui, ça ne peut être qu’elle. C’est elle assurément. Les morts ne reviennent pas.

— Dick, Dick, de grâce, expliquez-vous !

Alors l’acteur parut faire un effort surhumain, il épongea son front trempé de sueur, puis, s’asseyant en face de Sarah Gordon, d’une voix qu’il voulait rendre calme et posée, il commença :

— Écoutez-moi bien, Sarah, c’est un aveu effroyable que je vais vous faire. Vous voulez tout savoir. Soyez satisfaite : il y a quelque temps de cela, un mois, non, trois semaines à peine, moi, Dick, qui vous aime, moi l’honnête homme que vous avez toujours connu, eh bien…

L’acteur paraissait ne pas pouvoir continuer, sa gorge se serrait, il balbutiait des mots inintelligibles, des sons rauques s’échappaient de ses lèvres. Sarah Gordon, émue, effleura le front de Dick d’un baiser.

Dick tressaillit à ce délicieux contact, il recula.

Puis, comme si le baiser de Sarah lui eût donné du courage, il poursuivit, les yeux baissés, la voix haletante :

— Sarah, je dois vous l’avouer, moi, Dick, l’honnête homme, j’ai tué.